Premier saut

Reste à savoir

In Exemple, numéro 1, (NOUS, 2014, par Bernard Aspe, pp. 49-51 – © 2014 Bernard Aspe / Éditions NOUS – piraté sans autorisation, relié sans contrainte)

Il y a trois conditions nécessaires à l’énonciation d’un « nous ». La première est la séparation. C’est-à-dire la distance prise avec l’état des choses, avec sa langue et ses institutions, mais aussi avec les instances « anti-systémiques » qui y sont homogènes ; et l’affirmation corollaire de la singularité d’un point de vue qui assume sa partialité. La partialité, loin d’être l’antithétique du vrai, en est constitutive. Il n’y a pas de « point de vue de la totalité », si ce n’est celui qui est produit rétroactivement (car la totalité n’a d’autre réalité que rétroactive) par un point de vue partial. « Ce n’est que d’un point de vue partial que l’on peut s’opposer au tout, organiser contre le tout une position alternative. Si l’on veut s’opposer au tout en revendiquant la totalité, il n’en sortira jamais une force alternative » (Mario Tronti, Nous Opéraïstes, trad. M. Valensi, L’Éclat, 2013, p. 147). Le point de vue partial est nécessairement « anti-universel », du moins si l’universalisme suppose l’affirmation de valeurs qui transcendent les situations concrètes et les conflits qui peuvent y naître. La politique ne s’enracine pas sur de telles valeurs ; elle procède toujours d’une division, d’une séparation entre deux camps antagoniques. Tronti écrivait dans son dernier ouvrage traduit en français : la politique n’existe « qu’à partir d’un soi collectif, d’un point de vue partial non individuel, d’une raison ou de plusieurs raisons, de contraste entre deux parties du monde, deux genres d’être humain, deux présences sociales, deux perspectives de futur » (La politique du crépuscule, trad. M. Valensi, L’Éclat, 2000, p. 98). Le deux de la politique n’est pas compatible avec la fiction de l’universalisme, qui porte avec elle un parfum d’unification, ou de réconciliation possible. Notons que pour penser la radicalité de ce deux au principe même de la politique, Tronti insiste souvent sur l’apport de la pensée féministe.

La deuxième condition est celle du rapport entre la pensée et l’action. « La pensée ne sert pas à produire une autre pensée, mais sert à produire de l’action. Et une action est dans le conflit. » (NO, p. 147). La politique est d’abord la possibilité d’une intervention sur le cours des choses, une intervention qui n’est pas programmée, pas prévue, que rien ne vient nécessiter. Intervenir, c’est toujours tout d’abord affirmer la possibilité de l’intervention. Et c’est d’affirmer que celle-ci n’a pas à se justifier : inutile d’attendre les méfaits de nos ennemis, qui sont de toute façon toujours déjà là depuis longtemps – ils sont de structure, comme on aurait dit en d’autres temps. Le vrai problème tout au contraire est de reprendre l’initiative. Et il est bien clair que la capacité d’initiative fait défaut depuis longtemps du côté des ennemis du capital. Mais là où l’on ne trouve pas cette capacité, il n’y a pas de politique. Ce qui veut dire qu’il n’y en a pas là où l’on se contente de « protester » ; c’est la raison pour laquelle les militants du capital n’ont pu que tirer une grande satisfaction du fait que la politique, au long des années 1980, 1990, et 2000, a laissé place à la protestation.

La troisième condition pour l’existence d’un « nous » tient à sa manière de porter l’idée que tout est encore possible – ce qui se traduit politiquement par le maintien de la catégorie de « révolution ». Et choisir la révolution, c’est bien entendu rejeter le réformisme. Mais c’est aussi savoir qu’il ne peut y avoir de véritable réformisme que là où existe une consistance révolutionnaire. C’est l’une des malhonnêtetés que se permettent encore les socialistes du monde entier : faire semblant de savoir que les « réformistes » seuls sont réalistes ; qu’ils ne sont pas, comme ceux qui se prétendent révolutionnaires, déconnectés de l’état des choses ; qu’ils sont donc beaucoup mieux à même de juger de quelle manière cet état des choses peut être « progressivement » transformé. En réalité, là où il n’y a pas de révolutionnaires, il ne peut y avoir de vrais réformistes. Ceux-ci sont dépendants de l’existence des premiers comme les tiques des mammifères. En l’absence de mouvement révolutionnaire, il ne peut pas y avoir de véritables réformes parce qu’il n’y a rien pour contraindre les ennemis à modifier fondamentalement leur politique. Ils ne font alors que gérer les ajustements. « Une fois le projet révolutionnaire vaincu [il l’a été avec l’écrasement du mouvement révolutionnaire mondial à la fin des années 1970], le programme réformiste est devenu impossible. Le dernier capitalisme, à cet égard, se présente sous le même signe que le dernier socialisme : il est irréformable » (NO, p. 125).

Les révolutionnaires sont seuls à même d’opérer des transformations. Que celles-ci ne correspondent pas à ce qu’ils avaient voulu est une chose ; mais il n’y a eu de transformation des rapports sociaux ou communautaires existants, à tous les degrés de profondeur que l’on veut, que là où il y a eu des mouvements révolutionnaires. Et c’est justement parce que ceux-ci prennent pour point de départ ce qui n’est pas donné dans l’état des choses, donc ce que le point de vue « réaliste » sur le monde ne peut révéler, qu’ils peuvent agir.