Portefeuille de lectures (proposition de Paul H.)

En lecture # 5, juin 2020

Numéro cinq, extra confiné. Avec des vrais morceaux de lutte dedans.

# 1. Paru dans Ballast, Communalisme, se doter d’une organisation, interview (en deux parties) de Floreal Romero, 18 et 21 mai 2020

EXTRAIT (…) On voit tout un courant « citoyenniste » se saisir du municipalisme et du communalisme. La révolution communaliste serait-elle déjà diluée dans les eaux tièdes de la social-démocratie ?

En effet, tout un secteur « citoyenniste » s’est emparé du municipalisme — quoique sans trop afficher l’adjectif « libertaire » ! Là commence toute l’ambiguïté et se lève un coin du tapis que cache cette nouvelle stratégie élaborée suite au délabrement et à la désorientation de la « gauche ». Je n’entends pas, ici, la gauche comme cadre d’une sensibilité humaniste à laquelle adhère totalement la pensée communaliste — la lutte contre les injustices, les riches, le racisme, le sexisme, le militarisme, la lutte pour un service vraiment public… Je l’entends dans un sens plus restreint : celui d’une stratégie des partis politiques situés à gauche sur le vecteur de la démocratie représentative. Cette gauche, en tant que partis divers, adhère aux règles du jeu électoral, lesquelles sont établies dans le strict cadre des institutions de l’État. Elles ont été étudiées et mises au point par la bourgeoisie au terme de ses trois révolutions, à la fin du XVIIIe siècle : l’anglaise, l’américaine et la française. C’est pourquoi la couleur des partis ne sera jamais clivante…

Pourquoi ?

Le but de ce gouvernement reste invariablement celui de faciliter l’économie, dont il dépend entièrement. Sous peine de mort, il se doit de booster un flux optimum d’opérations commerciales, quelle que soit la nature de ces échanges (des armes, par exemple), puisque la valorisation de la valeur en est le seul but. L’autre obligation de ce pilotage d’État étant celle de maintenir la paix sociale et sa reproduction. D’où la nécessité de freiner la lutte des classes par tous les moyens : autant par la carotte que par le bâton. Toute une partie du prolétariat a été bercée par la gauche dans l’illusion d’une possible émancipation politique : parvenir au socialisme via l’État. Les uns choisissant la voie parlementaire, les autres la voie insurrectionnelle. Après l’échec de la révolution bolchevik et l’accès à la consommation suivant les années 1930, et bien avant la chute du mur de Berlin, l’illusion émancipatrice a été rangée au placard pour une partie de la classe ouvrière. Dès lors, la gauche n’a cessé de jouer, sans masque, son rôle assigné de modérateur : s’opposer à la « voracité libérale ». De plus, pendant longtemps, elle a fait fi des désastres collatéraux, comme celui de la destruction du vivant, et a fini par se discréditer aux yeux de son électorat.

C’est dans cette dernière séquence que vous faites émerger les mouvements citoyennistes ?

Ils ont, en partie, pris le relai des mouvements ouvriers dans les années 1990. Ces citoyennismes sont surtout investis par les classes moyennes, atteintes par les successives crises du capitalisme et l’offensive libérale de l’après 1980. Ils contestent la mondialisation et accusent les multinationales et la finance de tous les maux. Ils les signalent comme les responsables de la paupérisation des classes les plus défavorisées, la marchandisation du vivant et les désastres écologiques, la dépossession des peuples de leurs communs et de leur souveraineté alimentaire… Et même si le capitalisme est remis en cause, il ne l’est majoritairement que sous sa forme néolibérale ! Hétéroclite et sans organisation particulière ni parti, ce mouvement, que l’on pourrait situer idéologiquement proche d’ATTAC, est orphelin de stratégie et d’outil politique qui lui soient propres. Débats et manifestations se succèdent sans parvenir à structurer une opposition véritable — et encore moins un projet politique. En cela, Frédéric Lordon a raison : « Débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne décide rien et surtout ne clive rien. Une sorte de rêve démocratique cotonneux précisément conçu pour que rien n’en sorte. » C’est de ce mouvement citoyenniste que naîtra le municipalisme en Espagne.

(…) Vous évoquiez Lordon . Dans son dernier livre , il avance que, face «au pouvoir totalitaire du capital», il faut opposer un titan aussi puissant que lui pour l’abattre — ce qu’il nomme «le point L», c’est-à-dire Lénine. Que la solution «des isolats» est vaine car les tendances «proto-fascistes» des États contemporains entraîneront la destruction de toute alternative locale et parcellaire…

Il me faut sans doute faire la même remarque que pour Löwy et Besancenot : une lecture superficielle des thèses de Bookchin. Il en est ainsi lorsque Frédéric Lordon déclare : « Je serais tenté de dire que la fédération des communes, elle vient surtout après : elle est ce qui suit le renversement… ne serait-ce que parce que je vois mal les pouvoirs stato-capitalistes laisser prospérer avec largesse une fédération de communes qui aurait pour objectif avoué de les renverser — ça, c’est un scénario à la Bookchin, et je n’y crois pas une seconde. » En premier lieu, Lordon ne s’est pas clairement expliqué sur son « point L », mais, se référant à Lénine, nous pouvons supposer qu’il évoque là du « déjà-vu » : un « remake » du « Grand soir » de 1917, auquel le communalisme a tourné le dos (de même qu’il récuse l’État ou l’armée comme autant de « titans » pour « abattre » le « pouvoir totalitaire du capital »). Pour le communalisme, les moyens portant les fins dans leurs entrailles, cet « abattage » ne ferait que ressusciter le pouvoir en question ! S’il s’agit bien, pour Bookchin, d’éviter l’erreur toute stratégique de s’en remettre à un titan aux pieds d’argile, ce n’est pas, non plus, pour lorgner du côté de l’inconséquence des « isolats ».

Sans se référer directement aux zapatistes, on pourrait voir évoquées leurs pratiques dans les dires de Bookchin : « Il existe ainsi dans le monde entier des communautés dont la solidarité permet d’imaginer une nouvelle politique fondée sur un municipalisme libertaire, et qui pourraient finalement constituer un contre-pouvoir à l’État-nation. » Partant de cette réalité, il a évoqué l’impérieuse nécessité de structurer une organisation pour créer un mouvement : « J’aimerais insister sur le fait que cette approche suppose que nous parlions bien d’un véritable mouvement, et non de cas isolés où les membres d’une seule communauté prendraient le contrôle de leur municipalité et la restructuraient sur la base d’assemblées de quartier. Elle suppose d’abord l’existence d’un mouvement qui transformera les communautés l’une après l’autre et établira entre les municipalités un système de relations confédérales, un mouvement qui constituera un véritable pouvoir régional. »

° Si l’article vous intéresse : BALLAST • Floréal Romero : « Communalisme : se doter d’une orga­ni­sa­tion » [1/2] et BALLAST • Floréal Romero : « Sortir du capitalisme par le communalisme » [2/2]

# 2. Paru dans Le Monde libertaire, Le communalisme face à l’épidémie : pourquoi nous ferons mieux, 17 mai 2020, par Annick Stevens

EXTRAIT (…) Par rapport à la manière dont l’épidémie a été gérée par les États, selon diverses stratégies mais toujours de manière autoritaire, les avantages de la prise des décisions politiques par l’ensemble des citoyens sont multiples : pas de coercition, pas de méfiance envers les décideurs, pas de motivations cachées, pas de mensonges ni de dissimulations, pas de retards dus aux rigidités hiérarchiques et bureaucratiques, pas de privilèges, etc. On pourrait soupçonner qu’un désavantage serait la lenteur du processus de délibération en assemblées. D’une part, en effet, on y recherche de préférence le consensus par la réponse à l’ensemble des objections, et, d’autre part, il sera nécessaire de se coordonner à l’échelle régionale, ce qui suppose des allers et retours de mandataires entre les assemblées locales et régionales. Les communautés zapatistes, par exemple, qui sont organisées de cette façon, assument tout à fait que ce processus prend du temps [note] . La réponse est cependant facile au vu de la situation actuelle : des gouvernements tout puissants, légalement autorisés à imposer n’importe quelles mesures dans tous les domaines de l’organisation sociale, ont mis un temps fou à réagir et à prendre les bonnes décisions. À quelques rares exceptions près, dans tous les pays touchés il s’est écoulé plusieurs semaines entre la détection des premiers cas et l’installation des mesures adéquates. Sur ce point aussi, les raisons sont structurelles : la coupure entre la société et ses dirigeants fait que l’alerte est d’abord niée ou pas prise au sérieux ; ensuite, la collusion entre les professionnels de la politique et la classe économico-financière fait qu’on retarde le plus possible toute mesure qui nuirait aux intérêts de ces deux classes. En outre, l’importance plus que secondaire accordée aux intérêts de la population par rapport aux intérêts de ces classes fait que rien n’est prêt, le service public étant largement démantelé et les moyens mobilisables sacrifiés aux nouvelles normes managériales. Enfin, la stratification hiérarchique et bureaucratique fait que les gens qui pourraient être utiles n’ont pas le droit d’intervenir, ni pour éclairer la décision, ni pour offrir des aides matérielles. En conclusion, l’organisation autoritaire, corrompue par le profit et coupée de l’intelligence collective, a accumulé tous les retards jusqu’à ce que l’aggravation de la situation ne lui laisse plus que les mesures… les plus autoritaires.

Au contraire, dans une population où tout le monde côtoie constamment les professionnels de tous les secteurs, où l’information circule horizontalement, où l’on discute ouvertement de tout, une alerte pour la santé publique serait immédiatement connue et affrontée par les assemblées. Dès les premières informations, elles comprendraient la nécessité de se coordonner à l’échelle régionale, voire interrégionale, et aucun impératif n’empêcherait les assemblées de tous les niveaux de consulter les personnes compétentes, de reconnaître l’urgence et de mobiliser en leur sein (puisqu’elles sont la population entière) les moyens nécessaires pour y répondre.

Cette remarque fait surgir une nouvelle question : qui sont les personnes compétentes et quelles sont les conditions pour qu’il y en ait ? (…)

° Si l’article vous intéresse : https://www.monde-libertaire.fr/?article=LE_COMMUNALISME_FACE_A_LEPIDEMIE_:POURQUOI_NOUS_FERONS_MIEUX

# 3. Paru dans AOC, Néolibéralisme, le pic épidémique est-il derrière nous ?, 25 mai 2020 par Alain Caillé et Bertrand Livinec

EXTRAIT (…) Si certains se demandent encore si le Covid-19 a une origine naturelle et animale à partir d’un marché de Wuhan, ou s’il sort d’un laboratoire du même Wuhan… Il est en revanche certain que le néolibéralisme est une pure création humaine. Un de ses premiers laboratoires a été la réunion en 1947, au Mont Pèlerin en Suisse, d’une trentaine d’intellectuels, dont les économistes Friedrich von Hayek, Milton Friedman ou le philosophe Karl Popper.

De ce premier laboratoire vont sortir des idées virales qui, de mutation en mutation, prendront au moins six formes principales (comparables aux SARS-CoV et au MERS-CoV).La première est que l’appât du gain est une bonne chose (« Greed is good ») ; la deuxième, que le marché est en conséquence la seule forme de coordination efficace et légitime entre les humains, et qu’il s’autorégule (marché financier et spéculatif compris) ; la troisième, que la société n’existe pas (« There is no such thing as society »), qu’il n’y a que des individus ; la quatrième, que par un effet de ruissellement, plus les riches (les premiers de cordée) s’enrichissent et mieux c’est pour tout le monde ; la cinquième, que toujours plus c’est toujours mieux ; et, enfin, qu’il n’y a pas d’alternative. Pas d’alternative, cela veut dire qu’il nous faudrait vivre jusqu’à la fin des temps sous le règne du néolibéralisme, de même qu’on nous laisse entendre que nous devrons désormais apprendre à vivre indéfiniment avec des masques, des gestes barrières et des re-confinements périodiques.

Les premiers virus idéologiques néolibéraux sont restés longtemps confinés dans les chambres froides des universités, laboratoires et autres think tanks néolibéraux. Les patients zéro, ceux qui en raison de leur audience allaient être les premiers disséminateurs à grande échelle, furent les politiques. Il est généralement admis que Margaret Thatcher a été la pionnière dans l’application de la pensée néolibérale dès sa nomination en 1979 : mise au régime sec de l’État, privatisations, mise à l’écart des corps intermédiaires, et notamment des syndicats. Quasiment au même moment, en Chine, Deng Xiaoping prenait les rênes du pouvoir et entreprenait une réforme majeure de l’économie, en proclamant : « Il est glorieux de s’enrichir ». En 1981, Ronald Reagan s’installait à la Maison Blanche et lançait un programme anti-keynésien brutal, qui peut assez bien se résumer à sa citation : « L’État n’est pas la solution à nos problèmes. Il est le problème lui-même ».

Avec les États-Unis pour le continent américain, la Grande-Bretagne pour l’Europe et la Chine pour l’Asie, l’OMS aurait pu dès 1981 lancer une alerte de début de pandémie. Mais, avant même Margaret Thatcher, Georges Pompidou en F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒ avait dès 1973 interdit à la Banque de F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒ de financer l’État, en l’obligeant à passer par les banques privées ! (…)

° Si l’article vous intéresse : Néolibéralisme, le pic épidémique est-il derrière nous ? - AOC media

# 4. Paru dans Le Monde diplomatique, L’heure de la planification écologique, mai 2020, par Cédric Durand et Razmig Keucheyan

EXTRAIT (…) Il ne faudrait pas s’y tromper, le néolibéralisme est loin d’expirer. En F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒, par exemple, la timidité des mesures en faveur des ménages les plus pauvres indique que le gouvernement entretient une armée de réserve à bas coût afin d’imposer un ajustement des salaires à la baisse en vue d’amortir la crise. Pour autant, nous voyons aussi apparaître dans celle-ci des bribes d’une logique économique différente. C’est souvent le cas dans les conjonctures de crise comme les conflits armés. Lors de la première guerre mondiale, Paris souffre d’une pénurie de charbon. L’État prend alors en charge sa production et sa distribution. L’allocation aux ménages s’effectue selon deux critères : la taille des appartements et le nombre de personnes qui y vivent, à partir desquels on évalue la quantité de charbon nécessaire au chauffage. Le combustible cesse d’être distribué sur la base de la solvabilité des ménages : il l’est en fonction de leur besoin réel. On passe d’un calcul monétaire à un calcul en nature.

La crise du coronavirus est certes moins tragique que la première guerre mondiale. On trouve cependant une logique similaire à l’œuvre. Les masques de protection et les respirateurs font cruellement défaut. Personne aujourd’hui n’ose évoquer leur coût. Seule compte une question : combien peut-on en produire et à quelle vitesse ? Les quantités ont remplacé les prix. La subordination du marché aux besoins réels prend aussi la forme de réquisitions. Haut lieu du néolibéralisme, l’Irlande n’a pas hésité à nationaliser ses hôpitaux privés pour la durée de la crise. M. Donald Trump lui-même a invoqué le Defense Production Act, une loi — remontant à la guerre de Corée (1950-1953) — qui autorise le président des États-Unis à contraindre les entreprises à produire en priorité des biens répondant à l’intérêt général, pour accélérer la fabrication de respirateurs artificiels. L’urgence révèle le besoin par-delà les mécanismes marchands.

Les crises conduisent les sociétés à des bifurcations. Souvent, les routines antérieures reprennent le dessus sitôt l’orage passé ; ce fut peu ou prou le cas après l’effondrement financier de 2008. Mais la crise offre parfois l’occasion de s’engager dans une autre logique. Celle-ci existe à l’état potentiel dans la situation actuelle : contre le marché, privilégier la satisfaction des besoins réels.

La pandémie liée au nouveau coronavirus a toutefois mis en évidence une autre exigence. Le Covid-19 trouve son origine dans une interpénétration croissante des mondes humains et animaux favorable à la circulation des virus. Cette transformation résulte elle-même de l’effondrement des écosystèmes, qui conduit des animaux porteurs de maladies transmissibles à s’établir à proximité des zones d’habitation humaines. En plus de satisfaire les besoins réels, une logique économique alternative devra donc rétablir et respecter les équilibres environnementaux. Son nom ? La planification écologique.

Celle-ci repose sur cinq piliers. D’abord, premier d’entre eux, le contrôle public du crédit et de l’investissement. Il s’agit d’imposer par la loi l’arrêt du financement puis la fermeture des industries polluantes. Ce mouvement doit s’accompagner d’investissements massifs dans la transition écologique, les énergies renouvelables et les infrastructures propres, par l’entremise de l’isolation du bâti notamment. Les chiffrages existent, ceux de l’association négaWatt par exemple (6). Mais il s’agit également de refonder et d’étendre les services publics, notamment éducatifs, hospitaliers, de transport, d’eau, de traitement des déchets, d’énergie et de communication, abîmés ou détruits par la logique marchande.

En février 2019, M. Bernie Sanders et Mme Alexandria Ocasio-Cortez présentaient leur projet de Green New Deal (« nouvelle donne écologique »). Prenant exemple sur la prise de contrôle politique de l’économie par l’administration de Franklin Delano Roosevelt au moment de la Grande Dépression des années 1930, il se propose de décarboner l’économie en dix ans (lire « Un avant-goût du choc climatique »). L’heure n’est plus aux demi-mesures, la situation sur le front environnemental s’aggrave. Ce programme devra s’affranchir des règles d’austérité par lesquelles les États se sont rendus impuissants en matière environnementale. La crise du coronavirus les a de toute façon fait voler en éclats. (…)

° Si l’article vous intéresse : L’heure de la planification écologique, par Cédric Durand & Razmig Keucheyan (Le Monde diplomatique, mai 2020)

Et un petit dernier pour la route puisqu’on peut enfin cultiver son jardin: https://www.infolibertaire.net/des-potagers-sur-le-terrain-du-golf-club/