Gilbert Simondon, le philosophe qui sut nous anticiper

Traduction de l’article ci-dessus de Pablo Ródriguez paru dans La Nación le 16 juillet 2017. NdT : j’ai traduit les titres en français, mais il s’agit bien dans le texte des éditions en espagnol d’Argentine dont l’auteur parle.

Gilbert Simondon, le philosophe qui sut nous anticiper

Voici 10 ans l’éditeur Prometeo enregistra à la publication Le mode d’existence des objets techniques, d’un philosophe français alors inconnu nommé Gilbert Simondon. Depuis lors furent publiés six autres livres de sa main, la majorité aux éditions Cactus – qui vient de publier Sur la technique --, et aussi par La Cebra, en plus d’une œuvre sur l’auteur, Aimer les machines (Prometeo, 2015). Restent à paraître encore trois livres de plus par ou sur Simondon, qui n’est plus tellement inconnu considérant que Le mode d’existence… et l’Individuation, son œuvre principale, en sont à leur deuxième édition. Au-delà de cette liste, une rapide recherche sur le Web suffirait à convaincre qu’il s’agit d’un auteur à la mode, particulièrement en Argentine.

Mais voilà, Simondon ne présente pas beaucoup de conditions pour être en vogue. Il ne semble pas être notre contemporain : il mourût en 1989. Il ne fut pas non plus contemporain des siens : éduqué dans la prestigieuse École Normale Supérieure, compagnon de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Louis Althusser, directeur d’un laboratoire de psychologie à La Sorbonne pendant 20 ans, il ignora royalement les débats politiques et théoriques des froides années 60 pour se consacrer à l’étude des objets et des systèmes techniques.

L’Individuation est le dépliage d’un système théorique élaboré aux temps où les théories globales tombaient en disgrâce. Il parle avec autant de détail de l’œuvre d’Aristote que d’un tableau de bord électronique. Il s’émerveille tant d’un passage du Zaratustra de Nietzsche que d’un tournevis de cadmium. Il cite très peu. Par moments il ressemble à un auteur du XXème siècle pour son intérêt dans la physique quantique, la psychologie expérimentale, la sociologie nord-américaine et la biologie moléculaire, et dans d’autres passages son discours est atemporel, dense, très abstrait.

Mais il n’y a personne au XXème siècle qui ait pensé le problème de la technique avec autant d’amplitude et de précision. Ceci le rapproche de notre temps, défini en grande partie par l’accroissement exponentiel des objets et des systèmes techniques dans les grandes décisions et dans la vie quotidienne. Par exemple, Simondon sut construire une théorie critique de l’information sans équivalent encore aujourd’hui, au moment même (1958, date de l’édition originale du Mode d’existence…) où naissaient les technologies numériques et la biologie moléculaire. Et ici se révèle l’intérêt que peut avoir Sur la technique, un compilation de tous les textes écrits par Simondon sur ce thème en-dehors du Mode d’existence…

Esthétique, éducation et politique

Parmi la diversité des textes publiés dans Sur la technique une mention spéciale peut être accordée au brouillon d’une lettre que Simondon envoya à Jacques Derrida à l’occasion de la création du Collège International de Philosophie en 1982, ainsi que le projet d’une réforme de l’éducation qu’il établit en 1953, lorsqu’il était professeur du secondaire chargé des matières de physique et de philosophie en province. Le premier présente la notion de “techno-esthétique”, selon laquelle l’esthétique se sépare de la sphère autonome de l’art, comme pouvaient proposer les avant-gardes des débuts du XXème siècle, pour prendre part à l’expérience technique de l’être humain, depuis l’ajustement du bois à la peinture d’un tableau, suivant le rejet catégorique, classique chez Simondon, d’une distinction entre utilité et esthétique pour penser la réalité de la technique et de l’art.

Quant à la réforme éducative, Simondon propose de restructurer toutes les étapes de l’éducation et supprimer la distinction entre éducation humaniste et éducation technique comme action concrète pour transformer la société. Selon l’auteur, nous sommes ignorants de la réalité technique, et bien plus lorsque nous utilisons la technologie sans discernement. Pour autant, les enfants devraient étudier comment travailler le verre, le bois et les circuits électroniques. À ses élèves de 10 et 11 ans il apprit à démonter et reconstruire le moteur d’une automobile, y compris le démarrage et la manipulation du combustible. Quand on lui opposa le danger de l’expérimentation, il répondit : “un adulte de 50 ans qui ignore le fonctionnement du moteur est plus dangereux qu’un enfant de 10 ans qui le connaît.” Avec cela il soulignait l’adage classique selon lequel “savoir est pouvoir”, qui en pratique signifiait que celui qui ne sait pas commence à être soumis.

Il ne serait pas difficile de trouver des arguments simondoniens, par exemple, pour justifier les batailles pour les codes ouverts et le logiciel libre. Si notre monde est entièrement articulé autour de programmes, de programmations et de programmeurs, ne pas savoir programmer reviendrait à être programmés. Pour cela, avec les éléments disponibles au milieu des années 50, Simondon voulait éduquer pour libérer, au point qu’il s’animait à concevoir des stages de travaux spécifiques pour les jeunes de 18 ans pour remplacer le service militaire par un service civil et rompre à travers de la formation globale avec les logiques domestiques qui imposent la domination de l’homme sur la femme : des réformes éducatives aux réformes politiques presque sans escale.

Il s’agit de deux points de démonstration de l’originalité et la netteté d’une position, comme celle de Simondon, qui a pourtant la réputation d’être complexe et insondable. Il se trouve que ce qu’il veut penser n’a peut-être pas été pensé auparavant, ou bien l’a été seulement par ceux qui sont chargés de “penser” dans la société moderne. Simondon déconcerte parce qu’il est à la fois un intellectuel et un ingénieur. L’ingénieur le percevrait comme un philosophe incompréhensible ; le philosophe, comme un excentrique adorateur de pistons et de manivelles. Cependant une grande part de sa prêche post-mortem s’adresse à tous et à personne, de l’ingénierie au théâtre, de la psychologie à l’architecture et de la muséologie à l’éducation.

Qui a déjà transité par les eaux du Mode d’existence… se retrouvera, en outre, avec de notables reconstructions en miniature de ce livre, dans des textes courts comme “Culture et technique” ou dans des cours plus détaillés comme “La psycho-sociologie de la technicité”. Ce livre renferme également des perles comme l’idée de halo appliqué à la publicité, qui fait évidemment écho à la notion d’aura de Walter Benjamin, une "psychologie du cinéma, une analyse minutieuse de l’alchimie de Paracelse et quelques entrevues où Simondon appelle à “sauver l’objet technique” de notre incompréhension. C’est l’incompréhension du créateur sur ce qu’il a créé. Voire l’incompréhension que Simondon, comme objet technique (un qualificatif qui lui aurait beaucoup plu), eut à subir jusqu’à ce jour où, au-moins, nous essayons de le comprendre.