Expulsion de la Zone Neutre --- Un coup au moral

Suite à la répression abusive de la Zone Neutre le 17 octobre, journée mondiale du refus de la misère, nous entendons que l’État a interprété cette journée comme celle d’une répression. Ce à quoi nous assistons, c’est l’Israélisation du monde, une normalisation de l’exclusion et de la violence contre les personnes. Mais Bruxelles n’est pas Gaza, et nous ne sommes pas un peuple à sacrifier à l’autel de la brutalité.

Voici une lettre de soutien reçue pas la Zone Neutre que nous partageons pour montrer l’ampleur de la situation :

Une lettre de soutien d’une voisine

Un coup au moral

14 octobre, je termine la manifestation à laquelle j’ai participé Square de l’aviation, devant le bâtiment renommé ‘Zone neutre’ qui accueille entre autres 70 sans-papiers. Des hommes et des familles avec enfants survivent dans ce bâtiment inoccupé et décrépit depuis quelques mois. Je croise ces hommes et ces femmes ; eux aussi reviennent de la manifestation. Certains enfants jouent au foot, devant le bâtiment et de la musique se fait entendre. Ça fait chaud au cœur. Il y a comme un air de fête.

Avec l’amie qui a manifesté avec moi et d’autres manifestants (nous sommes une bonne cinquantaine), nous débriefons de la matinée et envisageons la suite des actions pour les jours et mois à venir. J’apprends aussi les heurts, les incidents qui ont eu lieu ici et là dans le cortège, dont je n’ai pas été témoin personnellement. J’entends le témoignage de certains sur l’extrême violence policière exercée à divers moments. Je suis dégoûtée par ces récits.

Durant ce débriefing, j’apprends que ces sans-papiers seront expulsés ce vendredi 17 octobre. Ils souhaitent du soutien pour ‘faire bloc’, car ils demandent un peu de temps auprès du propriétaire du bâtiment pour pouvoir régulariser leur situation et attendent des réponses des démarches qu’ils ont entreprises. Tout est en cours… ils ont juste besoin d’encore un peu de temps pour éviter de se retrouver à la rue. Mon petit cœur de maman et mon côté militantisme font que je réponds à l’appel. Je serai présente le 17.

Le soir, quand je rentre à la maison, je partage avec mon fils (19 ans) et ma fille (15 ans), ainsi que leur papa, qui n’a pas pris part à la manif, comment ils ont vécu chacun la manifestation.
Mon fils raconte comment les Robocop (surnom donné par les jeunes) les ont nassé, gazé et matraqué. Il me parle des circonstances dans lesquelles ça s’est passé. Il me parle de Jules, son meilleur pote, qui a été littéralement tabassé par 6 policiers. Tout en me montrant la vidéo de la scène, car “par chance" elle a été filmée. Mon fils raconte qu’il en a pleuré en voyant la violence des images. La gorge nouée il nous raconte l’angoisse qu’il a eu suite au gazage de lacrymogène en pleine figure, à la perte de ses potes dans la foule et surtout au silence radio de Jules, tout au long de la journée. Il apprendra vers 18h que Jules a fini à l’hôpital, il a 6 points de sutures à la tête et des points de sutures à un genou.

En entendant ce récit, en voyant les images qui circulent sur les réseaux sociaux, en écoutant et lisant les infos (RTBF, la Libre, Le Soir…), je suis prise moi-même d’émotions, partagée entre la tristesse et la colère. Je ne dormirai pas cette nuit-là.

Durant toute la semaine, j’entends les témoignages de collègues, d’amis qui ont eux aussi vécu cette violence policière. J’ai des nouvelles de Jules. Son visage est tuméfié. Il fait des cauchemars. Il a peur. Je sens que mon moral en prend un coup. Mais qu’est-ce qui est en train de se jouer là !!!?

17 octobre. 7h du mat. Il y a déjà du monde devant ‘Zone neutre’. Énormément de jeunes de 18-25 ans je dirais. Beaucoup de jeunes femmes, je trouve. Il y a aussi des plus âgé.e.s, comme mon amie et moi, la cinquantaine et ce vieux monsieur, habillé de rouge, canne à la main, âgé de plus de 80 ans. L’ambiance est particulière, entre la crainte de la police et l’ambiance bon-enfant rythmée par la musique qui s’échappe d’un baffle. Avec mon amie, nous avons convenu que nous resterions jusqu’à 11h. Elle travaille de midi à 20h. Moi, je ne travaille pas le vendredi.

Nous sommes nombreux, 400 disent certains. Le Collectif Zone neutre nous donne les dernières directives : nous faisons bloc, nous ne ripostons pas. Pas de violence, nous sommes un mouvement pacifique. De toute façon, personne ne veut en découdre avec la police. Nous ne sommes pas là pour ça.

Au cours de cette matinée, les messages arrivent. Les Robocop se préparent à la gare du midi. Une quinzaine de fourgons de police, une centaine de policiers tout de noir vêtu et équipés, deux auto-pompe…

On ne comprend pas la situation. On trouve que c’est disproportionné ! Le stress monte, nous avons peur. Néanmoins, nous continuons à chanter : “on lâche rien, on lâche rien…” Peut-être pour se donner du baume au cœur. On se prépare. Je tiens fébrilement cette bâche blanche, qui nous servira de “protection", de “contenant". Certains mettent leurs masques de protection FFP1 ou 2. Je mets le mien, j’ai peur de me faire gazer. Je regarde le jeune homme qui est à ma gauche. Je lui dis que j’ai peur. Il me dit que lui aussi. Il pose sa main sur mon dos pour me signifier : nous sommes ensembles.

10h30. les policiers sont là. face à nous bouclier et matraques à la main, certains avec des chiens. Ils sont nombreux, très nombreux. Nous sommes à 50 centimètres l’un de l’autre. Les deux policiers qui nous font face, à mon amie et moi, sont jeunes. Le même âge que les manifestants. J’interpelle la policière qui me fait face. Je lui dis que nous ne sommes pas armée, que nous ne voulons pas nous battre, nous sommes là car il y a des familles, des enfants dans le bâtiment. Je la supplie de ne pas user de violence, je lui demande de faire preuve d’humanité. Elle détourne ses yeux. Ils sont remplis de larmes. Je suis moi-même émue.

Ça y est, la charge est donnée. Je me cramponne à ce panneau. Nous entendons au loin les premières plaintes “arrêtez !!!". Les policiers tapent. Les premiers gaz lacrymo arrivent.

Mon amie me dit qu’elle ne peut pas rester, Elle a trop peur de recevoir des coups. Je la comprends. Nous nous fofilons sous la bâche, on s’éloigne en courant. Mais voilà, en m’éloignant de quelques mètres, je pleure. Maintenant, je pense à ses jeunes manifestants, je pense à mon fils. Je me dis : pas d’autres Jules.

Je fais demi-tour. Je dois rester là. Je suis émue par ce qu’il se passe. Je suis émue en voyant cette violence, ces premiers jeunes qui viennent vers moi, les yeux rougis par le gaz, les premières têtes ensanglantées. Je distribue du sérum phys que j’avais pris avec moi. Tout en pleurant, je guide certains manifestants qui ne savent plus par où aller car ils ne voient plus rien. Une jeune fille s’écroule à mes pieds. A plusieurs nous l’évacuons pour la mettre à l’abri.

Je suis en colère. Il faut que cette violence cesse. Mon amie m’appelle, elle a peur pour moi. Elle souhaite que je parte. Je lui dis en pleurant que je ne peux pas. Je ne veux pas, c’est plus fort que moi. Ce n’est pas du courage, j’ai besoin d’essayer de faire entendre raison à ces policiers de ne pas faire usage de violence.

Je suis nez-à-nez avec un policier, cette fois-ci, il a le même âge que moi. Il soulève un peu sa visière, je baisse mon masque. Il me dit qu’il veut me dire quelque chose. Il m’explique qu’ils sont là pour faire leur boulot. Que lui aussi ne veut pas cette violence. Que ces familles trouveront très certainement un autre logement. Lui aussi a les larmes aux yeux. En arrière-plan, les policiers continuent à matraquer et à gazer les manifestants.

Les ordres continuent. Ils avancent, nous devons reculer. Les auto-pompes sont là.

Je me retrouve à côté de l’octogénaire, son panneau à la main : la violence policière STOP.
Je lui dis que je suis admirative de son geste. Il me dit qu’il est admiratif de ces jeunes qui tiennent bon, sans user de violence. Mes yeux coulent tout seul.

Nous faisons face maintenant à l’auto-pompe. Nous nous faisons arroser. Le jet est d’une violence. Je suis trempée, je fuis. L’octogénaire marche.

Je m’éloigne, j’observe la scène. C’est affligeant, c’est disproportionné !!!

J’appelle mon fils. Tout va bien pour lui et son amie. Ils se sont fait gazer et mouiller, mais ça va. Mon amie m’appelle, elle s’est mise en retrait sur le boulevard, près des ambulances qui reçoivent les blessés. Je finis par la rejoindre.

Nous observons la scène. Toutes les rues sont bloquées par des véhicules de police. D’autres renforts sont arrivés. C’est fini, dans quelques minutes, ces 70 sans-papiers se retrouveront dehors. Cette nuit, ils dormiront dans la rue. Dans ma tête, je me dis que c’est une bien drôle de date, ce 17 octobre, date de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté.

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