« Deux mondes il y a. Celui des formules, formulettes, charades et paraboles et celui qui se passe ici-bas pour qui veut aider les autres. Si, une fois quelques uns de mes propos frémissent gaiement dans le ciel de quelques mémoires, tant mieux : c’est leur raison d’être. Mais celui ou celle qui voudrait s’en servir, les appliquer en quelque sorte, s’apercevrait du même coup, de quoi ils sont faits: des morceaux de pages lues encollés et tendus sur les branches souples et légères arrachées à une espèce particulière d’enthousiasme qui surgit chaque fois qu’un enfant m’aborde, qui a été mille fois scié, abattu et dont la souche n’en finit pas de pousser des rejets. »
Fernand DELIGNY,
Graine de crapule.pdf (3.8 MB)
Janvier 1960.
Parler, penser, chose pensée
« Mais on en rendra jamais assez justice à la pédagogie de illettrés, aux inventions incessantes par lesquelles ils s’efforçaient d’éduquer leur petits » – Pierre Jakez Hélias, La gloire de manants, ed. Plon (1979).
Hélias écrivait des descriptions des activités et comportements individuels, et de petits groupes, en pays Bigouden. Les rituels et les cérémonies servant à trouver des repères, à travers la collectivité, pour se situer dans le monde et le considérer. Les devinettes étaient de moyens de « mettre l’esprit en train », notamment avant de passer aux contes, menus exercices, aussi revêtues de plaisir, qui étaient autant de « leçons d’observations qui nous obligeaient à regarder de près nos outils, nos animaux, l’environnement tout entier de notre vie quotidienne ». Ces jeux de problématisation et de résolution étant également des répétitions des agencements sociaux. Avec les contes, et l’oralité, tenant une puissance aux multiples dimensions, en configuration de veillée collective, il y avait là les ingrédients d’une philosophie, d’une ontologie et d’une cosmogonie servant de guide du rapport à autrui et du rapport à l’environnement.
Il avait aussi conscience, et la couchait sur papier, qu’il y a des privilèges et des responsabilités dans les capacités et les savoirs de conter et d’écrire des histoires.
Ce n’était pas mieux avant, et qui souhaiterait un retour à cette « terre »-battue devra être considéré⋅e comme réactionnaire ! C’était ainsi. Et les discours du progrès comme ceux du recommencement ont une fonction politique. Aussi, il y a social car il y des obligations, cela dans nos actions et inter-actions, ainsi que nos si bien nommés liens sociaux y compris dans le don et son contre-don. Cet énoncé au caractère de certitude rivalise d’ancienneté avec les contes et devinettes dont je fais l’écho.
Qu’avons-nous fait de ces legs ? Si ces choses, ces œuvres, ces biens culturels, n’ont quasiment pas été maintenu⋅e⋅s, c’est assez probablement que les personnes qui en avaient la charge et la maintenance, et de la transmission de savoirs nécessaire à celle-ci, étaient en situations de fragilités. Aussi, nous qui sommes venu⋅e⋅s dans la transposition ou dans l’après de cette manière d’être au monde, nous avons été élevé⋅e⋅s et dirigé⋅e⋅s avec l’idéologie de gravir une échelle sociale, comme si celle de notre berceau était honteuse et impropre à « s’investir dans quelque chose de directement utile pour la société ».
Les personnes anormales, les exlu⋅e⋅s, les minorisé⋅e⋅s, les invisibilisé⋅e⋅s, les marginalisé⋅e⋅s, les rebuté⋅e⋅s… s’évertuent à concevoir, déployer, transmettre des trésors pour réduire le fossé avec les plus privilégiés qui éditent et dictent les codes de l’accès aux droits et aux savoirs institués.
Il y eut et il y a toujours un phénomène d’extraction dissymétrique. Les plus dominants récupèrent les trésors des plus dominé⋅e⋅s pour re-enrichir leur capital. Et ce en science également.
Une fois accaparés, ces trésors sont mis à profit pour améliorer un existant, dans le sens des normes dominantes, avec des manières de mettre en œuvre des savoirs et des connaissances sans aucune pensées de reversement et d’accessibilité pour les premières personnes impliquées. Ni même de reconnaissance, sauf parfois exotisante. C’est violent et cela entretient les rouages d’un système bien identifiable.
Là, une des voies de sauf-conduit consiste à tout faire pour s’extirper, coûte que coûte, de la situation de fragilité, abandonner une ou toute partie de nos fripes, pour espérer « mieux » vivre dans le cadre formé par et pour des priviligié⋅e⋅s.
« Il faut serrer les dents. Tenir. Comme un nageur sur l’eau. Seulement avec la perspective de nager toujours, jusqu’à la mort. Pas de barque par laquelle on puisse être recueilli. Si on s’enfonce lentement, si on coule, personne au monde ne s’en apercevra seulement. Qu’est-ce qu’on est ? Une unité dans les effectifs de travail. On ne compte pas. À peine si on existe. »
– Simone Weil, La condition ouvrière, et autres textes (1937)
Bifurcation et classes
Celleux qui célèbrent la bifurcation de personnes hautes diplomé⋅e⋅s « revenant à des choses essentielles », comme se « déclasser en faisant de la boulangerie », écrasant ainsi d’autres moqué⋅e⋅s depuis la tendre école car « incapables de faire autre chose » que la voix de « garage », ces célébrant⋅e⋅s sont les violences radicale-chic à la mode du moment. Un⋅e ingénieur⋅e venue d’un pays lointain avec pas-les-bons-papiers de F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒, pire dubliné⋅e, ne bifurque pas lorsqu’iel fait le service dans un café, la pâte à pizza ou la cueillette dans les champs.
Il ne faut pas blâmer plus que de raison ces enfant⋅e⋅s d’un système. Iels y trouvent leur branche trop difficile à vivre et décident ainsi de la quitter, sorte de rejet botanique, pour aller un peu plus loin, puisque tout ceci leur est permis, dupliquer et reproduire des espaces et des temps favorables à leur épanouissement. C’est une culture du redéploiement d’une logique dans un autre pré.
Leur « bifurcation » est l’usage d’un privilège de classe sans remettre en question ni ce privilège, ni le système qui le leur fournit.
Il n’y a pas démission, iels sont diplômé·e·s, et on ne peut pas démissionner d’une classe sociale.
Iels, grâce à leur privilège, partent faire du pain au bout du monde ou des légumes à la campagne. En expliquant doctement ne pas faire vouloir partie du camp qui abîme le monde. C’est une prise de fonction, au sens économique, technique, politique, anthropologique, qui leur est permise par le privilège et qui vient en concurrence avec d’autres individu⋅e⋅s moins bien né·e·s. La bifurcation n’est ici qu’un renoncement partiel et ne porte que sur certains acquis eux-mêmes issus déjà en sous-produits de plus grandes formes de capitaux.
Pour « bifurquer », entre autres ressources et capitaux, il faut du temps. Le temps est avant tout un symbole social, résultat d’un long processus d’apprentissage (Du Temps, N. Elias)[1] et souvent d’asservissement d’autres individus pour se libérer du temps. En bas de l’échelle sociale et en bout premier de chaîne de production votre temps n’a pas le poids, ni la même valeur, que celui des personnes qui vous surplombent.
Le privilège et les acquis permettant à tout moment de réintégrer le camp des « pas gentils » si la réglette du système de pertinences du moralement acceptable change de valeur.
Rien n’est remis en cause dans cette figure esthétique du « virage ». Juste une mise sous parapluie à l’aube d’un climat changeant.
Vraisemblablement que la littérature et les réunions de ces personnes bifurquantes n’étaient du mode ordre que celles décrites par Jakez Hélias.
De plus, une personne plus précaire, plus dominée, moins privilégiée, ne peut pas bifurquer, du moins pas ainsi. Une personne pas de ce monde des bifurcations possibles, aka monde d’ex zèbres ex slasheureuses lié⋅e⋅s au slashactivism cool néolibéral·e ou Middle management et de pleine conscience, ne peut pas se permettre de tels luxes. Elle n’aura pas non plus de tribune individuée, au moins une action collective qui sera lourdement réprimée, souvent avec force armée et conséquences multiples sur un temps long et aussi sur ses proches.
Même quand la réglette, si cela arrive, du système de pertinence du moralement acceptable, changera de valeur tout en restant dans un ordre de la dette et du capitalisme, alors les plus démuni·e·s seront toujours une quantité de force et d’énergie qui permet de produire le capital nécessaire aux bifurcations de plus puissants.
Même une personne ayant défoncé les barrières de classes pour se hisser précairement quelques part, sera devancée et oubliée lors du retour des bifurcateurices auréolé·e·s de leur courage et expérience du « dehors ».
Un·e bourgeois·e va vivre sous un pont par choix. WTF et shame ? Bah, non en fait ce sera best seller des libraires, modèle de management responsable, star des médias, révolution RSE, etc.
Une bifurcation n’étant que l’un des sous-parangons de la « transition énergétique », notamment dans ce cas des élites du génie. Transition qui est un mythe entretenu pour et par les salauds d’hier qui se veulent les sauveurs de nos demains, comme depuis trop longtemps.
Je pense, et cette pensée-ci doit être remise en cause et critiquée, que cette bifurcation est une continuité de la violence de classe et un entretien du capitalisme cannibale.
Comme dans les champs, dans les usines, dans les services vitaux, il s’agit ici des tensions et des pouvoirs autour de qui prend la main sur des moyens de production et la répartition des richesses (et avant cela leur définition même). Ici, plus spécialement, des moyens de production de la connaissance, aussi de la logique qui conduit cette production et de celle de la circulation de cette logique elle-même.
Dans un livre numérique (7.3 MB), composé de billet blogs depuis le journal Médiapart et de petits écrits d’intervenant⋅e⋅s extérieur⋅e⋅s amica·ux·les, des personnes figures de proue de cette bifurcation bien particulière prennent la plume pour s’expliquer.
L’enfant⋅e enfermée dans la voie du garage ou de la boulange ou de la menuiserie, celleux qui traversent les mers au péril de leurs vies n’ont pas le privilège d’une telle publicisation ; et encore moins de luxe du temps disponible pour un tel exercice.
« Le conservatisme consiste en une seule proposition, à savoir : Il doit y avoir des groupes d’appartenance que la loi protège mais ne contraint pas, et des groupes d’exclusion que la loi contraint mais ne protège pas. »
– Frank Wilhoit
Une classe à la tribune
Amélie Poinssot, journaliste à Médiapart, y ouvre le bal avec « Préface / Cultiver ailleurs ». Elle y évoque succinctement la critique apportée sur ce « mouvement de bifurcation » sans lui donner grande considération car il s’agit « d’une formidable envie de s’investir dans quelque chose de directement utile pour la société ». Que pourrait dire alors de non aligné à une telle intention si bonne pour la société ? D’ailleurs c’est un poncif usé par tous les camps et les bords politiques. Mieux encore, elle accroche un argument par analogie qui repousse bien loin toute velléité de critique :
« Pensons à tous ceux qui ont déserté pendant la guerre d’Algérie, au mouvement antimilitariste et aux objecteurs de conscience que l’on a retrouvés au cours des années 1970 dans la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac. Dirait-on aujourd’hui de ces déserteurs qu’ils ont gâché leurs études et qu’ils étaient dans une démarche individualiste ? Qu’ils avaient tort de ne pas vouloir participer à la barbarie coloniale en Algérie ou de subir un service militaire auquel l’État a depuis fini par renoncer ? Ou encore que le Larzac n’était pas une belle cause ? La lutte dura dix ans. En 1981, le projet d’extension du camp est abandonné. Aujourd’hui, ce causse au sol aride fournit l’un des exemples les plus intéressants d’une gestion collective de terres agricoles au service de l’installation de nouvelles générations. »
– A. Poinssot, Bifurquer ensemble, Mediapart Club (2022)
Faire l’appel à d’illustres ancêtres qui eurent le courage de braver la barbarie (par l’acte du refus), puis y accoler de manière scabreuse la défense de la terre d’un causse (de la F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒ hexagonale), devrait interpeller profondément toute personne intéressée de près ou de loin par ces individus et leur mouvement. Une logique des imaginaires au service d’une proposition politique qui est partagée par des camps d’idéologie bien sombre, quand bien même la figure invoquée pour le courage serait celle d’un autre ordre que celle de la déserteurice.
Pouvoir choisir entre une carrière de cadre chez BigCorp One ou BigCorp Two, ou un poste de recherche dans un institut, et (s’octroyer) un avenir professionnel manuel et/ou traditionnel, comme la paysannerie-herboriste et enseignement du chant traditionnel, n’est pas du même régime de choix que la désertion en période de guerre. Rappelons que nous sommes obligé⋅e⋅s dans le logos du social. Lorsqu’une ou plusieurs personnes découvrent, ne serait que par ressenti, des obligations qui lui semblent plus primordiales que celles qui précédemment avaient conduit dans une grande école et une grande carrière, alors ielles peuvent effectuer des choix nouveaux, ou renouveler ailleurs par habitus des formes choix déjà éculées. Or l’abandon (laisser au pouvoir de) d’une direction pour une voie autre reste contenu avec des obligations, comme le don / contre-don.
Les tribunes sont la place, l’endroit, où se montre et s’exprime une bourgeoisie à l’à-côté des virages (d’un stade) où les pauvres y ont leur ticket, lorsque des jeux dits du peuple amusent par divertissement à un spectacle médiatique en contre bas dans une arène ; et que les pauvres bougres sous ses tribunes ou à l’extérieur du stade font les choses vitales et invisibles de la société, sans faire de bruit obligatoirement. Un⋅e supporteurice de l’Algérie sera placé⋅e sous étiquette du trouble à l’ordre publique lorsque l’équipe de foot du pays remportera la Coupe d’Afrique des Nations.
Après cette préface l’e-book se construit depuis une proclamation « Remise des diplômes AgroParisTech : appel à déserter. Des agros qui bifurquent − Huit jeunes ingénieur·es d’AgroParisTech appellent à bifurquer. »
« Commencer une formation de paysan boulanger, partir pour quelques mois de woofing, participer à un chantier dans une ZAD ou ailleurs, vous investir dans un atelier de vélos autogéré, ou rejoindre un week-end de lutte avec les Soulèvements de la terre. Ça peut commencer comme ça. »
Un appel d’un très petit groupe tout à fait particulier.
Ensuite, ce sont plusieurs personnes qui prennent cet appel pour raconter leurs parcours et se raconter elle-même pour pointer des vécus difficiles et de changements en conséquences. Cet e-book devient alors chorale.
Il y a Sami Hannani, « Ouvrier (dis)qualifié. Né à Dakar, a vécu à Madagascar son enfance puis à Toulouse. Étudiant en math sup. “Licence bières et master spiritueux”, puis pizzaïolo. » qui fait le récit de son parcours dans l’enfer des conditions de travail, avec du « Panoramix, du coup de menhir et une poutre qui fait perdre la raison », qui nous demande « de considérer le fait que très peu d’ouvriers, d’employés du commerce, de gens en bas de l’échelle ont les moyens ou le temps de s’exprimer ainsi et de faire entendre leur voix. Ils n’en sont pas moins solidaires, conscients, et tant qu’ils vivent, capables d’aimer, sans condition ».
Oui les bifurcateurices renoncent à une carrière tracée, oui iels refusent de contribuer à « empoissonner le monde ». Surtout iels fuient des conditions qui mettent en péril leur santé et leur intégrité, conditions issues d’un système duquel iels n’œuvrent absolument pas à son démantèlement, même après leur « virage ».
La prise d’appui sur la référence « on se lève, on se casse » (Adèle Haenel) comme acte politique peut être entendu. Il est comme celui réservé à celles et ceux qui ont un siège confortable en loge des arènes et qui retrouvons un pré vert, mis en place et entretenu par des invisibles, même après quelques remous difficiles. Les femmes de « chambres », elles, doivent se battre, se configurer en collectif de luttes, faire grève et concevoir et obtenir des droits − après 22 mois pour celleux des hotels Ibis en 2021.
Lorsqu’une personne claque définitivement la porte de son bureau il y quelques autres qui viennent faire le ménage, et démonter les meubles, trier les matériaux, vider les poubelles. D’autres feront le ramassage et la mise au rebut, le recyclage, la dépollution, etc. Il en est de la même procédure après un festival, après un spectacle. Il en sera de la sorte pour terminer un système, le liquider, le démanteler, le dépolluer, nettoyer les égouts, curer les fosses. Si l’idée vous vient de cibler le capitalisme, alors je vous rappellerai de ne pas oublier le système de la dette sur lequel le premier repose.
Le refus et la fuite des « carrières » qui nuisent à l’environnement et nuisent à la planète sont également dites maintes fois dans ces récits. C’est bien cette double coche qui permet, entre d’autres dans un système, de façonner des règles et des infrastructures qui servent de rails dans la matrice de cette destruction.
Face à ces diplomé⋅e⋅s qui tonnent une contestation, la parole est donnée à des enseignant⋅e⋅s pertubé⋅e⋅s, elles et eux mêmes produits d’un moule façonné par ce système, « Après l’“appel à déserter” à AgroParisTech, l’onde de choc sur les formations d’ingénieurs agronomes »
« Début mai, au moment de la remise des diplômes dans la prestigieuse école AgroParisTech, huit jeunes ont vivement interpellé l’institution, accusée de former à des jobs « destructeurs ». La diffusion de leur discours a été virale et a suscité de nombreuses discussions dans les écoles d’agronomie. Le corps enseignant est secoué. » – Amélie Poinssot, Mediapart (2022)
Une critique de l’« Agro-Business » est évoquée, succinctement, et jamais les petites genstes dans ces usines n’y ont la parole dans cet article. Il y a une hiérarchie de l’agencement collectif d’énonciation(s) et une forme de culture qui accompagne le droit à la visibilité des différents types dans cette hiérarchie.
Ces personnes de la bifurcation et associées se saisissent d’un fait presque anecdotique, le leur, devenu phénomène par un médiatisation particulière et tire certains profits jusqu’à en raccorder ceux-ci avec une manière renouvelée de produire de la connaissance.
« Cette volonté de réorienter la recherche scientifique ne touche pas que les jeunes générations : comme le soulignait un article du Monde récemment, des chercheurs issus de disciplines et de niveaux très variés se sentent aujourd’hui concernés. C’est aussi ce dont ont témoigné les chercheurs du collectif Internation, dans le livre intitulé Bifurquer. Il n’y a pas d’alternative (coordonné par le philosophe Bernard Stiegler), en proposant une méthode de « recherche contributive », qui articule recherche scientifique, politiques, institutions académiques, structures publiques et acteurs économiques »
Anne Alombert, Adrien Zerrad, Esther Haberland, Victor Chaix, Simon Dautheville et Michał Krzykawski, Bifurquer ensemble - Les Amis de la génération Thunberg. Mediapart Club (2022).
Derrière « l’appel » à la bifurcation, sorte d’ajustement de trajectoire dans une même matrice de référence, et ses échos, nous sommes ici dans le registre du récit. Un peu similaire à certain actes du XIII siècle, nous pouvons y voir des jugements tout d’abord conçus dans une sphère de l’intime et dans le cercle socio-professionnel, voir corporatiste, aux formes remarquables de sociabilité culturelle. Ils sont ensuite constitués en tant que récits en étant retranscrits par l’écrit dans des publications avec des représentations plus ou moins plastiques.
Il y aussi derrière ces mots, et agencement, une stratégie, sous-tendue, qui ressemble beaucoup à celle des alliances, dont Bruno Latour ne fut pas le dernier chantre. Les références intellectuelles convoquées (Stiegler, par exemple, ou la « sobriété heureuse » (proche du mouvement de Pierre Rabhi), The Shift Project, etc.), les dons à la NEF (mouvement théosophique de la biodynamie), le raccrochage dans (le libéralisme d’)Extinction Rebellion, et surtout celle absente de l’exercice ; tout comme les différents groupes sociaux non mentionnés (personnes racisées, personnes en situation de handicap, les « sans-papiers », les personnes psychiatrisées, les petites mains invisibles de travaux d’entretien, les ouvriers (sauf quand il refusent l’injonction d’une ingénieure HSE/RSE), etc.) donne à discuter les fils de coutures de cette mise en récit, de la position des personnes qui s’expriment et de leur fondement politique au-delà de leur « bonne intention ».
Les invocations maladroites d’exemples reflètent à la fois cette a priori depuis une classe sociale sur d’autres subalternes, à la fois l’usage de fétiche pour justifier un axe de logique, et la tentative de nouer des discussions pour espérer s’allier. Les quartiers « pauvres et malfamés » ([sic]. ici pour un stage civique à 25 ans qui nourrit un parcours vers une bifurcation) ; les gilets jaunes (ici comme exemple pour illustrer une approche de philosophie d’action, que le film auto-produit « L’histoire des Gilets Jaunes par nous » (2022) viendra balayer tel une « agent⋅e technicien⋅ne de surface qui passe à 5"30 du mat’ dans les écoles) ; l’absence des infirmières aussi étant notable ; voilà aux moins 3 catégories sociales qui ont vécu dans leur chair les violences policières, avec usage d’armes de guerre.
« Le discours d’une certaine écologie qui consiste à appeler à fuir la ville, par exemple, est inapte à prendre en compte les communautés LGBT pour qui vivre à la campagne peut constituer une menace pour certain·es. »
– dans “Alexandre Monnin – De la bifurcation à la redirection écologique : « De vraies actions sont possibles à l’échelle des organisations »”, par Livia Garrigue, Journaliste en charge du Club de Mediapart − Bifurquer ensemble. Mediapart Club (2022)
Maladroitement… disais-je…
Considérons alors le récit des bifurcateurices et associé⋅e⋅s comme une fabrication répondant à une forme d’obligation de la constitution d’un idéal de récit visant à pénétrer une institution, par rapport à ce qui est espéré de leur côté comme réception dans un groupe autre que celui du point de départ de leur changement de trajectoire.
Le woofing est une approche cool de la terre et de son exploitation, la ZAD de NDDL est un radis chic qu’il faut avoir goûté, les « quartiers pauvres et malfamés » une « belle chose dans une aventure », la « campagne » peut « constituer une menace pour certain·e·s », notamment LGBT (plus que la ville, que le quartier pauvre, que le péri-urbain, que l’écoquartier, le sous-bois, etc. ?).
Pas de zone géographique précise ici, tout à peine un forme floue d’environnement ou de paysage flottant qui serait chargé d’un potentiel actant. Il n’est pas non plus question des comportements des individus qui y vivent, de leur éducation, qui produit de l’hospitalité et/ou des violences. Ce sont pourtant bien des pratiques sociales qui conduisent à discriminer et produire de la violence sur tel ou tel autre groupe. Ici, on n’y écrit pas même le blase des manant⋅e⋅s, on y invoque pour construire un récit redominant une sélection spécifique de catégorie d’opprimé⋅e⋅s, sans qu’iels y soient auteurices, participant d’une ontologie et d’une cosmogonie d’un système ainsi entretenu.
Tout autant, cette œuvre écrite, l’appel premier et ces échos repris et refabriqué, est conçue comme pour être un phénomène que l’on perçoit, par intuition ou superstition, afin de servir l’annonce d’un événement futur qui ici serait un « changement pour le mieux dans la société par le fait du renoncement (inspirant) de quelques individus ». Un ajournement ou intersigne pour écrire certaines transformations qu’iels souhaitent voir advenir, avec un cadre et système d’exécution non remis en cause avec profondeur.
De la parole aux actes ?
La bifurcation made in F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒ (Lime Recovery Elite Model®©) n’est pas un Bordeaux grand cru d’origine protégée. D’autres chais travaillent aussi bien la terre et les fruits.
En science, par exemple, cet article de la prestigieuse revue Nature, en anglais, dit en gros « Décoloniser les “biosciences” : Passer de la parole aux actes. Prévenir le “lessivage de l’équité” en établissant des collaborations en recherche par la mise en œuvre de degrés de partenariat. »
C’est politiquement correct, très timide, et cantonné à l’entre-soi de scientifiques institué, entre-soi lui aussi milieu de domination entre genstes des pays du Nord et genstes des pays du sud pour ce qui relève de cet exemple.
Ici, la question n’est que posée, et rien de plus, d’un possible ajustement d’un paramètre au sein d’un contrat pré-existant. Pas un souffle sur les agencement ou le système ou sur la logique qui établit le règne de la formation de la connaissance, ni sur les moyens de production. Les milieux hiérarchisés avec une forte concentration des pouvoirs sont propices à une impunité d’un côté dominant et à la vulnérabilité de l’autre sur les dominé⋅e⋅s, c’est un espace très fertile pour les violences. Souvent, un remède adoucissant les maux sera conçu et proposé par les membres du côté élevé.
Virginia Gewin, journaliste scientifique, l’autrice de cet article, écrit beaucoup dans Nature depuis le début des années 2000 (534 articles). Elle a grandi en Alabama (USA) et vit actuellement à Portland (Oregon, USA). Son métier et sa position lui ont permis de parcourir un peu du monde dans plusieurs pays. Elle a été publiée dans une impressionnante liste de journaux : Popular Science, Scientific American, The Atlantic, Bloomberg, bioGraphic, Discover, Science, Washington Post, Civil Eats, Ensia, Yale e360, Modern Farmer, etc. Elle traite de “systemic racism in the science community” depuis plusieurs années, offrant souvent sa plume à des scientifiques issu⋅e⋅s de minorités.
Elle rapporte des faits avec des contextes et des situations, elle prend la parole. Elle offre aussi un espace de paroles à des collègues. Elle produit des récits depuis une loge (VIP). Autre points de concordance avec les bifurcateurices, les questions de neutralité des techniques et des sciences sont posées, certes différemment ; des ségrégations sont dénoncées ; des désaccords avec les orientations et fonctionnements de certaines institutions sont exprimées. La stratégie est sensiblement différente dans ce cercle des collègues scientifiques de Gewin. Pas de renoncement même partiel, pas de refus et de démission. Iels opèrent par bifurcation-dans-le-dedans en créant des groupes internes à l’institution qui travaillent à pousser des améliorations, des changements paramétriques et factoriels depuis la loge. Ainsi, la personne multi-défavorisée et pluri-ségréguée pourrait prétendre à un badge, même open badge, pour espérer être moins « rageuse[2] » au sein de ce système et que son ou sa dominant⋅e soit un peu moins « dérangé⋅e » dans son travail.
Or, il est question d’un héritage très lourd directement produit par l’une des pires choses de notre histoire humaine : le colonialisme et la colonisation et son industrie de l’esclavage, avec déportation massive de populations.
Il s’agit du peuplement et de l’occupation d’un espace, expansion territoriale et démographique, avec des justifications par le bien qui serait apporté à des individus moins capables de gérer environnement et ressources et moins à même de produire dans le bon sens (celui définit par celleux qui dominent et savent (mieux évidemment, selon un fondement logique bien réfléchi). Une fois les appareils de production volés, la charge de force de travail est décuplée sur les manant⋅e⋅s, les flux et mécanismes réajustés pour multiplier les profits et renforcer les poches de capitaux. Pillage multi-couches…
À peine quelques siècles après les déclarations « d’abolition » de l’esclavage, nous pouvons sentir dans nos corps et voir clairement dans nos quotidiens que des rapports de pouvoir qui inculquent « savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (A. Césaire. (1955)). Il est une évidence qui difficilement commence, avec son lot d’adversités, à crever le film qui enveloppe toute notre quotidienneté, et nos imaginaires concomitants, fermentée depuis cette époque. La décolonisation serait en cours et en école, le néo-colonialisme aussi.
Nous sommes hérité⋅e⋅s au moins autant que nous héritons. L’acte chez ces scientifiques anglo-saxons comme chez les bifurcateurices + associé⋅e⋅s est ce qu’il est : un paquet privilège renouvelé, avec hiérarchisation forte, redirigé dans l’intention d’adapter la climatisation en contexte de réchauffement climatique et de volcan social déjà en ėrruption.
« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »
[…]
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.– Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1955)
Réflexivité conditionnée par la direction de la logique
Pour avoir connaissance de cet article, dans la prestigieuse revue Nature, ce n’est pas des savoirs de l’ordre de l’inné que je mobilise. Avant même pouvoir prendre connaissance de l’existence d’une telle ressource, il me faut avoir bénéficié d’une transmission et d’une instruction me portant en capacité de lire en anglais, de lire un anglais de salon technique et scientifique. Il m’a aussi fallu avoir bénéficié d’un environnement social qui m’a permis de construire une bulle dans laquelle peut naître un intérêt pour ce type de ressource et concomitamment une circulation de ce type de ressource. Je dois aussi mobiliser des acquis, des reçus, et encore un peu plus loin des relations humaines de mon capital sympathique, pour effectuer une lecture un peu approfondie de cet article. Encore, c’est par privilèges toujours empilés que je peux tenter d’en écrire un commentaire, relié ce dernier à d’autres écrits venus « d’ailleurs » ; et encore et encore avoir le privilège d’un cercle de discussions (ici ) pour m’autoriser à mettre en partage mes pensées.
Ces privilèges ont été produits dans le même système que les autres protagonistes du propos qui nous occupe ici. Probablement aussi que j’ai vécu dans un environnement analogue à celui des bifurcateurices, modulo quelques variances.
De l’ensemble de mes privilèges, avec un savoir d’articulation de ceux-ci (privilège encore), j’ai pu produire des œuvres m’amenant à donner des cours en école d’ingénieur⋅e⋅s des « Métiers de l’environnement » pendant quelques années. C’était juste après avoir vécu dans une grande pauvreté et dans la rue. J’y suis principalement allé pour survivre et m’extirper. Nous n’avons pas les même droits selon la place que nous occupons dans la société avec le système actuel, et nous n’accédons à des droits similaires avec équité en fonction des privilèges que nous possédons.
De la culture paysanne dont j’ai hérité, des squats et d’autres marges où j’ai pu grandir, j’ai reçu une malice ou peut-être plus exactement une acuité à exprimer par la phrase quelques points d’achoppements et poser en discussion des éléments à décortiquer. Je suis un grain de sable issu de l’érosion, en vagues successives, du bloc agraire démoli puis désagrégé.
Beaucoup plus tôt, à l’école « élémentaire » je me souviens que le récit tenait pour fait que « les ingénieur⋅e⋅s amélioraient le monde, que les scientifiques changeaient ce monde ». Avec un argumentaire aussi solide que l’histoire des 3 petits cochons et de leur maison face au loup. Il fallait, l’injonction était dans le bien, devenir de ces genstes là, c’était bon pour nous et pour la société. Cette fable avait produit un script conduisant un daemon qui tourna en fond chez moi bien des années. Le désir mélangé au rêve était présent chez mes camarades des premières classes. Cependant il était déjà atténué par des choses que même enfant⋅e⋅s leurs autres – comme vous et les adultes – vous font sentir. La différence que vous portez ne vous ouvrira pas gentiment la route et les directions des sciences et de l’ingénierie. Ce sont les règles tacites du fait social qui se murmurent à l’oreille de nos consciences.
Avant la fin de 5ème au collège c’était plié, un grand nombre de camarade seraient casé⋅e⋅s en « voie professionnelle ». Il est dit nécessaire de faire un tri, de sélectionner, et surtout il faut que très vite de la main d’œuvre soit opérationnelle, dès 16 ans si possible, pour supporter la force de production qui participe à libérer de la valeur, du temps, des infrastructures, des services dont celles et ceux qui à 18 - 21 ans entrent en grandes écoles profitent déjà. Oui, mes potes étaient déjà des petites mains qui fabriquaient et entretenaient ce que les enseignant⋅e⋅s et futur⋅e⋅s diplômé⋅e.s utilisent au quotidien.
Je me mets ici en position de me raconter, car je le peux, de manière comparable aux bifurcateurices ou à Virginia Gewin.
C’est dans des configurations sociales particulières éloignées des salons et des loges et des arènes, dans des espaces marginaux, que j’ai pu acquérir des outils politiques, souvent au travers de récits et de décorticages critiques de parcours et des productions narratives qui les accompagnent. Ceci était mon agrégation, ou ré-agrégation à un nouveau bloc.
Je pourrais me sentir dans un degré de proximité avec les bifurcateurices et les journalistes et les scientifiques ici pris dans les lignes. Aussi, je les inviterai à se rendre dans ces espaces et ces configurations, et inviter celleux qui les peuplent déjà d’accueillir avec hospitalité ces individus exprimant des demandes.
Nos différence de Topos, nos divergences profondes de logique, nos axes et les trajectoires dans ceux-ci sont aujourd’hui uniquement en frictions. Très honnêtement et sincèrement, des signaux d’alarmes risques et périls sont aussi allumés.
Âpres et mures réflexions, je vais tenter d’agir.
L’acte du conte
Devinettes
Quelles sont les trois choses les plus difficiles ?
− Mettre une chèvre à l’amble, nouer la queue d’un lièvre et ruiner un pauvre
Revue des traditions populaires, nov. 1890 tome V n°11, p.672
Qu'est ce qui va au travail en riant et qui revient en pleurant ?
− Le seau [qui va vide et revient débordant du puits/point d’eau ou de tout autre point de labeur et de prise de charge]
Devinette du pays bigouden
Il y a là un subtilité que je vous partage.
Il s’agit d’une devinette bretonne. Les devinettes étaient prononcées en début de veillée avant les contes pour éveiller, mettre en train, les esprit.
En Bretagne, lorsqu’un jeune homme, assigné ainsi et obligé en conséquence, voulait savoir avec qui il allait se marier, il allait trouver la femme, d’un âge avancé, du village qui étaient chargée de pouvoirs plus ou moins spécifiques.
Elle lui présentait un seau rempli d’eau et il devait s’agenouiller pour en regarder la surface jusqu’à apercevoir au travers de son propre reflet le visage de son futur amour, sa destinée.
(Des écrits décrivent le seau comme muni secrètement d’un miroir au fond et rempli d’eau « rougi » (oxyde de fer / ocre) pour jouer sur la déformation du reflet).
Pour les jeunes femmes, assignées en cela, s’était une bougie devant un miroir dans un pièce sombre sur mur. Une pratique similaire se faisait pour parler aux morts ou demander si l’aimé marin était toujours vivant en pleine lointaine mer.
Je laisse votre esprit avisé de lecteurice faire son œuvre sur ces devinettes.
Le conte des trois adelphes
Il y a eu un jour, ceci se passait autrefois, il y a eu un jour une femme qui était restée veuve avec trois adelphes. Qui elle était, je ne sais pas, ni comment on la nommait, ni où était
sa demeure. Elle était pauvre à tuer et, quand vint l’heure de mourir, elle ne laissa derrière elle qu’un coq, un chat et une chevrette. Cela montre que ce monde-ci est bien fait : si elle avait eu d’autres enfant⋅e⋅s, comment aurait-elle fait pour partager ses biens entre eux ? L’aîné⋅e reçut le coq, le cadet le chat et læ benjamin⋅e dut se contenter de la chevrette. Quelle piètre fortune pour elleux, n’est-ce pas !
« Eh bien, dit l’adelphe aîné⋅e, ici la galettière n’est pas souvent grasse. J’ai envie d’aller voir si, dans le haut-pays, la nourriture est plus largement mesurée à l’estomac d’un⋅e
pauvre humain⋅e. J’emmène mon bien avec moi pour le cas où je ne reviendrais pas avant le Jugement Dernier. »
Là-dessus, iel mit son coq dans un panier, posa le panier sur sa tête et dit adieu.
À force de marcher devant elui et de cogner ses pieds contre la route, notre adelphe arriva devant une grande maison au milieu d’un bois noir. Un tas de valets et de servantes allaient et venaient entre les crèches, les écuries et les hangars. Læ maître⋅sse coq demanda logis pour la nuit et cela lui fut accordé. Læ voilà qui soupe au milieu des autres à la grande table, à pleine ventrée, et ce fut un⋅e humain⋅e repu⋅e qui alla se coucher à l’écurie au-dessus des chevaux.
Mais iel aurait aimé rester un moment à fumer autour du feu et à parler de tous sujets, comme on fait ici. Au lieu de cela, à peine la dernière bouchée descendue, chacun s’en fut au
lit sans mot dire et sans lui demander la moindre nouvelle de là d’où iel venait. Bien. Mais, tout juste minuit sonné, ce fut une autre affaire. Remue-ménage, appels, hennissements, lanternes, toute la maisonnée sur pied. Læ vagabond⋅e se leva pour demander où il y avait le feu.
« Nulle part, répondit-on. Nous attelons les chevaux pour aller chercher le soleil comme nous faisons chaque nuit.
– Peut-être n’avez-vous pas de coq, braves gens ?
– Qu’est-ce que c’est, un coq ?
– Un petit animal emplumé qui fait venir le soleil sans jamais rater son coup. J’en ai un dans mon panier. Si vous voulez, je vous le vends et vous pourrez désormais dormir dans vos lits jusqu’à l’aube. »
Voilà l’affaire faite pour cent cinquante écus. En ce temps-là, un coq n’aurait pas trouvé preneur pour quarante-huit sous au bourg de Plozévet.
Læ deuxième adelphe était parti avec son chat pour chercher fortune dans une autre direction. Sa mère lui avait enseigné qu’il ne se trouve jamais deux chances dans
le même endroit. À force de chasser la route sous ses pieds et de ramasser l’horizon dans ses yeux, iel arriva près d’un grand moulin sur une rivière et là il demanda l’hospitalité.
On lui donna à manger de bon cœur, mais la chère était maigre, ce qui est assez étonnant à la table d’un meunier.
Plus étonnant encore, tout le monde avait l’air constamment inquiet et sur ses gardes. Chaque homme, chaque femme et même chaque enfant⋅e avait toujours un bâton à portée de la main. Quand notre adelphe demanda pourquoi, on lui répondit qu’iel verrait bientôt. Et iel entendit d’abord. À peine s’était-iel étendu, au grenier, sur un tas de sacs vides, que la guerre se déchaîna autour d’elui : clameurs, huées, coups de bâtons, bruits de chaudrons que l’on frappait de leurs couvercles, un vrai charivari pour les noces du diable. Et cependant le chat, enfermé dans son panier, se démenait furieusement. La maître⋅sse du chat descendit pour demander la raison de cette révolution nocturne.
« Nous tenons tête aux rats et aux souris, lui fut-il répondu. Sans quoi, demain, il ne restera pas un grain ni un brin de sac derrière eux.
– Ce n’est que cela, dit-iel. Laissez-moi faire. »
Et iel libéra le chat. L’animal, à jeun depuis quelques jours, fit un carnage si impitoyable que les rongeurs désertèrent le canton jusqu’à la dernière queue. Que vous dirai-je de plus ! On acheta le chat pour trois cents écus.
Pendant ce temps, læ dernier-né⋅e tirait sa chèvre derrière elui au bout d’une corde sur le chemin qu’on lui avait laissé.
Vous êtes prêts à croire, peut-être, qu’iel arrivera dans quelque manoir où l’on ne connaissait pas le lait et qu’il y vendra sa chèvre pour le prix d’une paire de bœufs au moins. Non, je ne peux pas changer la vérité qui est celle-ci : en traversant une lande déserte, notre adelphe vit venir à elui un cavalier de vilaine allure qui ressemblait plus à un voleur qu’au bon Samaritain. Aussitôt, iel se cramponna à la corde et se mit à tirer comme s’il y avait eu au bout non pas une chevrette, mais six chevaux de poste.
« Donne-moi ta bourse, manant, dit le cavalier d’une voix rude.
– Je ne demande pas mieux puisque tu as le pistolet, mais ma bourse est cachée au fond de mes braies, et je ne peux pas lâcher cette maudite chèvre.
– Tu as bien du mal avec une bête si misérable.
– Si misérable ! Tu es un homme fort, à ton avis, mais jamais tu n’arriverais à la traîner sur dix pas.
– Moi ! Tiens mon cheval et je vais te montrer. »
Le bandit mit pied à terre, donna les rênes du cheval au jeune adelphe et saisit la corde de la chevrette. Il tira si fort, du premier coup, qu’il tomba à la renverse. Quand il se releva, rouge
de fureur, l’héritier⋅e de la chevrette disparaissait sur le dos du cheval sans dire adieu.
Conte du pays Bigouden (Librement repris et adapté depuis les écrits de P-Jakez Hélias que me racontait mon grand-père depuis son fauteuil roulant dans une de mes jeunesses)
Ce n’est qu’une malice de ma part ici par proximité scripturale et orale que je marque la référence au savant Allemand dans ce texte qui commença par un savant breton ; ↩︎
Ici c’est pour moquer / Mocker les tribulations journalistiques de Gewin et la propension de scientifiques, y compris celleux qui ont internalisé le racisme et colonialisme systémique, à toujours s’inscrire dans le rituel des acronymes imbitables « “My colleagues & I created the Research Action Group for Equity (RAGE) — an acronym we deliberately chose because we are angry about the lack of minority-health data & participation,” » Tung Nguyen, dans un article presse dans Nature écrit par Gewin https://www.nature.com/articles/d41586-022-04148-8 ↩︎