Ceci est une traduction en français de l’ouverture de l’article éponyme paru dans JoPP #11.
La vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend la vie pour objet.
L’activité productrice de vie manifeste un vaste spectre d’échelles et de diversité, générant des structures complexes – humaines et non-humaines – qui défient la représentation. Dissipatives, dispersives, reproductrices ou attentionnées, les structures soutenant la vie restent toujours en flux, toujours fragiles, toujours complexes et échappant aux tentatives étroites de les saisir, les limiter, les retracer ou les réduire à un modèle fixe. Malgré l’indéniable succès de la science pour prédire avec précision les phénomènes observables, elle n’a jamais atteint au point d’englober la vie. Mais en-dehors du laboratoire, l’efficience de ses méthodes dépourvue de la prudence de son cadre, conduisit des non-scientifiques à généraliser abusivement ses résultats à tout, imposant une vision dominante réductionniste de la complexité où toute réalité non couverte par la connaissance scientifique est simplement ignorée, menaçant la vie. L’uniformisation des moyens pour reproduire des stratégies ‘gagnantes’ et la circonscription des réponses avant même qu’une question soit formalisée ne laissent aucune place à la différence, au changement d’échelle ou aux structures inscrites dans la diversité et la vie. Une telle primauté de la carte sur le territoire dans notre société extractiviste nous a poussé à explorer les conditions de pratiques alternatives,
situées.
Un tiers techno-paysage
Il n’y a pas de tiers-lieu
Éclairer signifie également porter des ombres. Alors que les pratiques technologiques citoyennes sont souvent associées à l’idée de Tiers-Lieu, un espace social pour capturer les pratiques informelles et bénévoles, celles d’un hackerspace ou d’autres collectifs de terrain, vers des constructions dominantes – maison, lieu de travail et ce qui existe entre les deux – d’une société subjuguée par un marché extractiviste, nous mettons en question cette idée inscrite dans une pratique elle-même problématique de division binaire entre la maison et le travail. Parmi les ombres de l’hégémonie capitaliste et son idéologie, nous portons le tiers techno-paysage en réponse à l’idée capitaliste marchande, réductrice et erronée d’un “Tiers Lieu”, entre le travail et la maison, où le capital social peut facilement être capturé et exécuté de sang froid alors que la garde du travailleur est abaissée. Non seulement l’omniprésence des technologies rend les notions de maison et de lieu de travail poreuses au point de leur dissolution, mais les conditions d’existence des vivants se détériorant rapidement ne répondent souvent plus à ces critères : le sans-logis rencontre le sans-travail dans la traîne ténébreuse de l’ombre prédatrice de la propagande de masse.
Il y a un tiers-techno-paysage
Au lieu de cela, nous affirmons que la formation de Technologies Singulières s’inscrit dans un tiers techno-paysage. Empruntant à Gille Clément le concept de Tiers-Paysage – un fragment indéterminé du Jardin Planétaire – qui réfère à la somme des espaces où l’humanité abandonne l’évolution du paysage à la seule nature, nous proposons le concept de Tiers Techno-Paysage pour désigner ces lieux de production technologiques abandonnés par l’industrie et ses institutions à la société civile. De tels espaces, négligés par les dominants, démontrent plus de ressources naturelles en termes de bio- et noo-diversité que ces espaces architecturés colonisés par la pensée préemptive – essentialiste et hylémorphique.
Les concepts de Tiers Techno-Paysage et de Technologies Singulières émergent d’un désir de caractériser la pratique quotidienne de groupes citoyens qui déploient avec succès leurs arrangements institutionnels et leurs potentialités sous le radar et hors de la compétence des institutions traditionnelles. Ces deux concepts n’essaient pas de définir aucune essence tangible mais plutôt d’articuler les dynamiques sociales des groupes étudiés.
Autant le concept de Tiers Techno-Paysage forme une réponse antagonique au concept idéologique de ‘tiers lieu’ aujourd’hui populaire en sciences sociales, autant il procure un récit pour que la société se défende contre l’hégémonie de la récupération capitaliste.
Le Tiers Techno-Paysage requiert une véritable activité humaine et requiert des liens sociaux insoumis à l’économie de marché. Dans le Tiers Techno-Paysage, la fracture sociale n’est pas à réduire mais le résultat solidaire d’un coup de hache d’action directe porté à l’écran aux coins carrés de la propagande médiatique pour regarder et agir au-delà de son mur. Où le pouvoir nécessite de réduire la fracture, et émousser les différences, le tiers techno-paysage embrasse la divergence et l’unité-dans-la-diversité. Comme en aikido, le tiers techno-paysage demande un pas de côté pour laisser l’adversaire chuter de son propre poids; cependant qu’on peut s’émerveiller de beautés dignes d’attention. Ce changement de perspective et de qualité du regard permet aux ‘désintégrés’ de déployer leur solidarité créatrice.
Jadis la matière sombre de la société, le Tiers Techno-Paysage met en lumière aujourd’hui l’asymétrie artificielle des budgets publics qui le laisse en marge alors même qu’il forme la majorité des initiatives de terrain dans une société en résistance à l’hégémonie capitaliste. Les institutions sauront-elles comprendre les prouesses des citoyens qui engagent des solutions pour et par eux-mêmes, là où le secteur privé et subventionné ne cesse de promettre des merveilles sans autre effet que la production d’entraves au développement libre du tiers techno-paysage ?
Comme nous embrassons et promouvons l’usage et la co-création de Technologies Singulières, nous émancipons nos pairs localement, et en inspirons d’autres à partager l’amour et saisir l’importance de la production de technologies libres qui respectent et soutiennent la diversité.
Vers les technologies singulières
Autant le Tiers Techno-Paysage est un concept antagonique, en considérant les technologies singulières, nous nous plaçons dans une perspective fortement affirmative qui pose la différence comme existante et suffisante; ceci est critique dans le mode opératoire de Petites Singularités et un pas nécessaire pour éviter de sombrer dans les apories cristallisées dans un ressentiment général qui selon nous paralyse les cercles activistes : les discours normalisent la réalité et à se focaliser sur l’‘ennemi’ on en oublie nos propres richesses. Au contraire, les technologies singulières répondent aux conditions locales et spécifiques, aux besoins ignorés par le marché, non parce que le marché serait incapable d’y répondre mais bien parce qu’y répondre irait contre sa logique de capture. Chaque activité singulière est située et fragile, parfois éphémère, engageant des activistes et des personnes dédiées qui oeuvrent au développement de leurs esthétiques spécifiques. Aussi unique et fragile qu’il soit, chaque combat est important, il crée de l’espace pour renouveler nos modes d’organisation et de production sociale.
Depuis notre expérience du logiciel libre, nous travaillons à la formulation des technologies singulières, ou technologies favorisant la capacité humaine d’agir et la production critique et intentionnelle de technologies adaptées à l’usage local : “enraciner les technologies”. Les technologies singulières sont conditionnées par la présence active et l’engagement de la communauté. Leur production engage de nombreux aspects différents qui les hybride avec la vie pour leur assurer diversité et pérennité, découvrant des voies diverses pour la participation, l’engagement et la coopération entre nos réseaux de résistance.